Tourbillon
ou sommet.
Tourbillon
ou sommet.
Le
mot vortex
signifie à la fois tourbillon et sommet. Un point culminant. Ou bien
une force impromptue et craintivement appréhendée qui s'élève
hors de la surface de l'attendu. Disons plutôt tourbillon, dans ce
cas. Une montagne au sommet inversé qui prend sa source en une
minuscule poussière du fleuve du devenir, et change cette force en
une création nouvelle, éblouissante. Je pense le tourbillon comme
un passé et un avenir. Avenir en ce que, apparaissant, il marque et
laisse des traces derrière son passage : il ouvre une brèche. Passé
en ce qu'il est lui même une brèche ouverte dans le devenir, une
brèche qui en rompt la continuité et la temporalité. Avenir et
passé mais non temporel donc, puisqu'il entre en révolution contre
cette continuité pour instituer la nouveauté. Vortex
Temporum,
tourbillon de temps. Un tourbillon fait de temps mais qui déjà n'en
est plus vraiment. Comme le vent emporte les bâtisses d'une ville
qui déjà n'en est plus une, Anne Teresa de Keersmaeker fait
s'envoler les bâtisses du temps.
"L'origine
est un tourbillon dans le fleuve du devenir" nous
dit Benjamin. Et le spectacle de Keersmaeker apparaît alors comme
une origine lui-même, alors que les images maladives qui nous en
restent nous laissent voir quelque chose de lointain et d'oublié,
comme un souvenir de rébellion qui aurait été maîtrisé.
L'origine n'est pas la genèse, qui n'est que le commencement du
linéaire et du continu. L'origine offre une brèche. Les corps
virevoltant, infiniment éloignés, entrelacés, sans jamais se
toucher, emportent le regard dans un tourbillon d'inhabituel, de
surprenant. Et quand les danseurs tournent, en boucle, autour de ce
qui semble être un centre, et répètent ce mouvement encore et
encore, en prononçant des chiffres qui sont peut être ceux d'une
ère toute autre, c'est bien le temps qui s'arrête et nous laisse le
contempler du dehors. Comme on contemple la tempête qui, au loin, ne
peut plus nous atteindre, et qui apparaît alors comme une image.
Appelons
ce tourbillon une maladie, une dégénérescence. Les corps sont bien
moins contorsionnés que dans ses spectacles précédents, Partita
2, ou
bien Re : Zeitung,
les mouvements bien moins schématiques. Mais la musique, dite
spectrale, les courses effrénées des danseurs, qui ressemblent à
une bataille contre le temps et l'espace, ceux des musiciens qui
luttent aussi contre une force invisible, les gestes qui se
transmettent en contagion parmi les corps, un à un liés par cette
danse folle, tout cela contribue à faire de ces quelques minutes de
tempête une époustouflante maladie. Les musiciens font se succéder
des notes tout aussi inquiétantes que leur attitude : plus de flux
harmonieux et bien connu. La musique gênerait presque, mais
finalement elle s’impose comme un tout nouveau chemin. De tare elle
se fait norme et accompagne la danse en un rythme nouveau. Elle
l’accompagne, en ce qu'elles sont toutes les deux tourbillons, mais
elle perturbe aussi son cours. Vortex
elle même, et ennemie du vortex.
Cet homme, grand et maigre, seul contre le pianiste et bougeant
auprès de lui, se bat contre la musique. De sa danse frénétique il
veut la liberté. Une scène comme champ de bataille : musiciens
et danseurs se confondent dans le même espace.
C'est
dans cette lutte qu'apparaît l'effort, l'habileté. Dissimulée sous
le dissemblable, noyée par la comparaison automatique à la
perfection classique, la technicité de ces corps reste invisible à
qui ne veut pas la voir. « Tourbillon
et sommet, cette danse est bien trop malade, et la maladie est bien
trop facile à jouer. »
nous diront-ils. Le problème, c'est que le trouble n'est ici pas
feint, il est créé et vécu. Chez Keersmaeker, le corps se montre
comme un corps, non comme une idée. Il n'en a jamais été une. Il
apparaît et se meut comme un corps, c'est-à-dire imparfait et
surprenant. Il offre une habileté qui ne ment pas, une technicité
qui ne cherche pas à impressionner par la difficulté des mouvements
opérés. Le corps y est vrai alors même qu'il est étrange et
inconnu. Il se tire du déclin qui est celui du devenir, qui depuis
des décennies au moins faisait de lui ce qu'il n'était pas, un
corps idéalisé, contraint et fatigué. Un corps malade en somme.
C'est la perfection du classique qui est alors maladie, mensonge, et
la maladie de ces corps romantiques qui devient vertueuse. Tourbillon
et sommet qui bouleversent notre perception et en elle renversent
tout sur leur passage, du temps à la norme.
Au
dessus du tourbillon est notre place. Tourbillon, au sommet. Le siège
du théâtre devient alors le sommet du tourbillon, le lieu de
contemplation de l'heureuse catastrophe. Le temps s'est arrêté pour
nous en effet, puisqu'on le regarde passer. Lorsque les danseurs
courent sans plus s'arrêter de part et d'autre de la scène, en
groupes ou seuls, s'attirant puis se repoussant entre eux comme des
billes en mouvement sur un espace restreint, lorsque le grand maigre
tourne autour de la scène en criant ces chiffres qui nous sont
étrangers, le temps n'est plus des nôtres et on pense presque voir
passer des jours entiers sous nos yeux, tout en restant en dehors. A
ce rythme là, c'est même une vie tout entière qui passe trop vite.
Et quand les lumières s'éteignent en laissant voir la seule main du
chef d'orchestre qui marque une cadence redevenue saine, on sent
mourir quelque chose que l'on a vu naître et vivre, comme un
papillon qui n'aurait eu pour lui qu'une seule nuit, comme un
tourbillon dont la force finit par se muer en souvenir et en traces.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire