dimanche 11 mai 2014

Anne Teresa de Keersmaeker - Vortex Temporum au Théâtre de la Ville






Tourbillon ou sommet.
Tourbillon ou sommet.


Le mot vortex signifie à la fois tourbillon et sommet. Un point culminant. Ou bien une force impromptue et craintivement appréhendée qui s'élève hors de la surface de l'attendu. Disons plutôt tourbillon, dans ce cas. Une montagne au sommet inversé qui prend sa source en une minuscule poussière du fleuve du devenir, et change cette force en une création nouvelle, éblouissante. Je pense le tourbillon comme un passé et un avenir. Avenir en ce que, apparaissant, il marque et laisse des traces derrière son passage : il ouvre une brèche. Passé en ce qu'il est lui même une brèche ouverte dans le devenir, une brèche qui en rompt la continuité et la temporalité. Avenir et passé mais non temporel donc, puisqu'il entre en révolution contre cette continuité pour instituer la nouveauté. Vortex Temporum, tourbillon de temps. Un tourbillon fait de temps mais qui déjà n'en est plus vraiment. Comme le vent emporte les bâtisses d'une ville qui déjà n'en est plus une, Anne Teresa de Keersmaeker fait s'envoler les bâtisses du temps.


"L'origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir" nous dit Benjamin. Et le spectacle de Keersmaeker apparaît alors comme une origine lui-même, alors que les images maladives qui nous en restent nous laissent voir quelque chose de lointain et d'oublié, comme un souvenir de rébellion qui aurait été maîtrisé. L'origine n'est pas la genèse, qui n'est que le commencement du linéaire et du continu. L'origine offre une brèche. Les corps virevoltant, infiniment éloignés, entrelacés, sans jamais se toucher, emportent le regard dans un tourbillon d'inhabituel, de surprenant. Et quand les danseurs tournent, en boucle, autour de ce qui semble être un centre, et répètent ce mouvement encore et encore, en prononçant des chiffres qui sont peut être ceux d'une ère toute autre, c'est bien le temps qui s'arrête et nous laisse le contempler du dehors. Comme on contemple la tempête qui, au loin, ne peut plus nous atteindre, et qui apparaît alors comme une image.


Appelons ce tourbillon une maladie, une dégénérescence. Les corps sont bien moins contorsionnés que dans ses spectacles précédents, Partita 2, ou bien Re : Zeitung, les mouvements bien moins schématiques. Mais la musique, dite spectrale, les courses effrénées des danseurs, qui ressemblent à une bataille contre le temps et l'espace, ceux des musiciens qui luttent aussi contre une force invisible, les gestes qui se transmettent en contagion parmi les corps, un à un liés par cette danse folle, tout cela contribue à faire de ces quelques minutes de tempête une époustouflante maladie. Les musiciens font se succéder des notes tout aussi inquiétantes que leur attitude : plus de flux harmonieux et bien connu. La musique gênerait presque, mais finalement elle s’impose comme un tout nouveau chemin. De tare elle se fait norme et accompagne la danse en un rythme nouveau. Elle l’accompagne, en ce qu'elles sont toutes les deux tourbillons, mais elle perturbe aussi son cours. Vortex elle même, et ennemie du vortex. Cet homme, grand et maigre, seul contre le pianiste et bougeant auprès de lui, se bat contre la musique. De sa danse frénétique il veut la liberté. Une scène comme champ de bataille : musiciens et danseurs se confondent dans le même espace.

C'est dans cette lutte qu'apparaît l'effort, l'habileté. Dissimulée sous le dissemblable, noyée par la comparaison automatique à la perfection classique, la technicité de ces corps reste invisible à qui ne veut pas la voir. « Tourbillon et sommet, cette danse est bien trop malade, et la maladie est bien trop facile à jouer. » nous diront-ils. Le problème, c'est que le trouble n'est ici pas feint, il est créé et vécu. Chez Keersmaeker, le corps se montre comme un corps, non comme une idée. Il n'en a jamais été une. Il apparaît et se meut comme un corps, c'est-à-dire imparfait et surprenant. Il offre une habileté qui ne ment pas, une technicité qui ne cherche pas à impressionner par la difficulté des mouvements opérés. Le corps y est vrai alors même qu'il est étrange et inconnu. Il se tire du déclin qui est celui du devenir, qui depuis des décennies au moins faisait de lui ce qu'il n'était pas, un corps idéalisé, contraint et fatigué. Un corps malade en somme. C'est la perfection du classique qui est alors maladie, mensonge, et la maladie de ces corps romantiques qui devient vertueuse. Tourbillon et sommet qui bouleversent notre perception et en elle renversent tout sur leur passage, du temps à la norme.


Au dessus du tourbillon est notre place. Tourbillon, au sommet. Le siège du théâtre devient alors le sommet du tourbillon, le lieu de contemplation de l'heureuse catastrophe. Le temps s'est arrêté pour nous en effet, puisqu'on le regarde passer. Lorsque les danseurs courent sans plus s'arrêter de part et d'autre de la scène, en groupes ou seuls, s'attirant puis se repoussant entre eux comme des billes en mouvement sur un espace restreint, lorsque le grand maigre tourne autour de la scène en criant ces chiffres qui nous sont étrangers, le temps n'est plus des nôtres et on pense presque voir passer des jours entiers sous nos yeux, tout en restant en dehors. A ce rythme là, c'est même une vie tout entière qui passe trop vite. Et quand les lumières s'éteignent en laissant voir la seule main du chef d'orchestre qui marque une cadence redevenue saine, on sent mourir quelque chose que l'on a vu naître et vivre, comme un papillon qui n'aurait eu pour lui qu'une seule nuit, comme un tourbillon dont la force finit par se muer en souvenir et en traces. 

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